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Revue n°189

Attaques au couteau en France, résurgence du passé pour les Français d’Algérie ?

Le couteau, le symbole et la peur. Une arme pas tout à fait anodine…

Ces dernières années les attentats au couteau se sont multipliés en France.
Soit les journalistes les passent sous silence soit, par un accord tacite, ils taisent les circonstances des assassinats ou utilisent des périphrases telles que «agression à l’arme blanche, blessure au cou, acte barbare ». Il s’agirait pour eux du refus d’exploiter la curiosité morbide du public ou de préserver les familles des victimes.

En tout cas ils renâclent à utiliser le mot « couteau » le verbe « égorger » et les images qu’ils suscitent.
Si « les mots sont les forteresses de la pensée. » comme on a pu l’écrire, s’ils permettent l’expression d’une réflexion qui, sans eux, resterait inachevée, dans ce cas précis de quoi le refus d’appeler les choses par leur nom est-il le signe ?

Pour répondre à cette question commençons par retourner à la France des années 1970. L’Etranger d’Albert Camus était souvent au programme des classes des collèges et des lycées. Comme leurs camarades, les jeunes Pieds-Noirs qui venaient de fuir leur terre natale découvraient cette œuvre par l’analyse qu’en proposait leur professeur métropolitain. Certes, ils y retrouvaient l’Algérie telle qu’ils l’avaient connue dans leur enfance toute proche et telle que l’écrivain excellait à la peindre. Comme dans une tragédie grecque, mer, sable, et violence du soleil y devenaient les instruments des dieux.
Mais le professeur, lui, qu’y voyait-il ? Et qu’enseignait-il à ses élèves de ce qu’il voyait?

Rappelons que le roman l’Etranger est construit sur un moment de bascule, quand un rayon de soleil touche une lame de couteau. Par une suite de petits hasards, un Européen et un Arabe se retrouvent face à face sur une plage. Ils se sont déjà croisés, ils se méfient l’un de l’autre mais ne se connaissent pas. Sous le soleil implacable le temps s’arrête. L’Arabe sort un couteau. « La lumière a giclé sur l’acier et c’était comme une longue lame étincelante qui m’atteignit au front…. » raconte le narrateur. « Il m’a semblé que le ciel s’ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu…. J’ai crispé ma main sur le révolver. La gâchette a cédé…. J’ai tiré quatre fois… Et c’était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur.

Dans son analyse de cette scène centrale, et pour les élèves qui prenaient consciencieusement leurs notes, le professeur allait faire du couteau un symbole de la lutte du pauvre dépourvu de ressources contre le riche armé d’un révolver qui tuait à distance, du colonisé démuni contre le colon qui l’humiliait, et finalement du résistant contre l’occupant.

C’était la même logique qui avait servi à expliquer l’horreur des massacres des hommes, des femmes et des enfants, dont celui perpétré dans le village d’El Halia, en août 1955. A la légitimité de la cause de « libération » et au déséquilibre des forces par lesquels on justifiait l’horreur des enfants européens égorgés, s’était ajouté l’impératif de ne pas montrer les photos pour éviter des réactions malsaines.

La journaliste Marie Elbe, qui avait fait un reportage sur ces évènements, avait témoigné des pressions subies.
En Algérie on égorgeait, disait-on, faute d’avoir les moyens d’équiper une véritable armée pour se libérer de la France. C’était donc les européens qui, en dernier ressort, étaient responsables de la barbarie dont ils prétendaient être victimes.
Plus tard, après 1962, dans certains reportages et magazines télévisés sur les Pieds-Noirs, la phobie du couteau fit partie du portrait que l’on faisait d’eux. On pointait alors une crainte irrationnelle.

En vérité, niée hier par ceux qui voulaient ignorer la relation à sa source religieuse, et revendiquée aujourd’hui par d’autres, la valeur symbolique du couteau existe bel et bien.
Le but de celui qui égorge le professeur d’histoire, le prêtre chrétien, ou l’enfant juif en criant « Allahu Akbar » est-il vraiment de faire justice du passé colonial de l’Occident, du chômage dans les banlieues ou de la pauvreté, comme on le prétend souvent ? L’intention n’est-elle pas que son geste soit relié symboliquement au rite sacrificiel qui renouvelle celui d’Ibrahim et signe le pacte d’alliance avec Dieu ?

Lors de la fête de l’Aïd al Kabir le père de famille tranche la jugulaire du mouton ou enfonce le couteau à la base du cou de la bête sacrifiée. C’est un acte personnel et communautaire à la fois, strictement codifié, pratiqué souvent en France dans les arrière-cours, il y est devenu un marqueur de l’Islam comme le voile et la prière dans la rue.
Refuser de reconnaître ce plan symbolique c’est donc une fois encore tenir le réel à distance de la pensée.

Un homme ça s’empêche !

Dans Le premier homme, une œuvre en partie autobiographique à laquelle Albert Camus travaillait au moment de sa mort en 1960, il évoquait son père, nommé Henri Cormery dans le roman, dont le legs, néanmoins essentiel, tient en peu de mots. Devant un soldat égorgé, son sexe coupé enfoncé dans la bouche, Henri Cormery avait crié à celui qui admettait que « dans certaines circonstances, un homme doit tout se permettre et tout détruire », «Non, Un homme ça s’empêche. Voilà ce qu’est un homme, ou sinon… »
Ainsi pour Henri Cormery, et pour Camus, ce que tous les hommes ont en commun, c’est qu’aucun ne peut infliger l’horreur à d’autres hommes, y compris en raison de croyances d’ordre religieux, philosophique, ou politique, sans perdre sa propre humanité.

« Un homme ça s’empêche !… ». Nous pourrions ajouter sans penser trahir l’écrivain : « un homme ça s’oblige ! », ça s’oblige à reconnaître la réalité pour ce qu’elle est, à appeler un chat un chat, à faire face à la peur et plus encore à la peur de la peur : celle qui conduit à tout relativiser pour n’avoir rien à défendre et donc rien à risquer.

Dans Le premier homme la peur est partout, et cela dès le premier chapitre. Elle se tient à la porte des fermes bardées de verrous ou tapie dans la montagne. C’est l’affaire de l’obscurité qui dissimule le bandit aussi bien que celle du soleil brûlant qui rend fou. Elle guette les voyageurs sur la piste du bled aussi bien que celui qui redoute l’explosion de la bombe à l’arrêt de bus. Tous y font face car ils n’ont pas le choix.

Camus en tire donc une autre leçon lorsqu’il fait dire à son personnage que « la peur aurait le pouvoir de lui enlever tout courage si, justement, il n’avait pas été élevé dans ce pays et n’avait su que seul le courage permettait d’y vivre ».

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